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Style, en effet, impossible. Larry Snider n’est pas le premier à l’observer. A se demander comment se débrouille Émile.
Il y a des coureurs qui ont l’air de voler, d’autres qui ont l’air de danser, d’autres paraissent défiler, certains semblent avancer comme assis sur leurs jambes. Il y en a qui ont juste l’air d’aller le plus vite possible où on vient de les appeler. Émile, rien de tout cela.
Émile, on dirait qu’il creuse ou qu’il se creuse, comme en transe ou comme un terrassier. Loin des canons académiques et de tout souci d’élégance, Émile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir. Ses traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure. Il a l’air absent quand il court, terriblement ailleurs, si concentré que même pas là sauf qu’il est là plus que personne et, ramassée entre ses épaules, sur son cou toujours penché du même côté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale et ballotte de droite à gauche.
Poings fermés, roulant chaotiquement le torse, Émile fait aussi n’importe quoi de ses bras. Or tout le monde vous dira qu’on court avec les bras. Pour mieux propulser son corps, on doit utiliser ses membres supérieurs pour alléger les jambes de son propre poids : dans les épreuves de distance, le minimum de mouvements de la tête et des bras produit un meilleur rendement. Pourtant Émile fait tout le contraire, il paraît courir sans se soucier de ses bras dont l’impulsion convulsive part de trop haut et qui décrivent de curieux déplacements, parfois levés ou rejetés en arrière, ballants ou abandonnés dans une absurde gesticulation, et ses épaules aussi gigotent, ses coudes eux aussi levés exagérément haut comme s’il portait une charge trop lourde. Il donne en course l’apparence d’un boxeur en train de lutter contre son ombre et tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l’harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité. Bref il ne fait rien comme les autres, qui pensent parfois qu’il fait n’importe quoi.
Mais ce n’est pas tout de courir à sa manière, c’est aussi qu’il faut s’entraîner. Or c’est ainsi qu’il s’entraîne également.
Sur cette question de l’entraînement, les théories foisonnent de par le monde. Le système suédois, dit à intervalles, consiste en séries de sprints alternés avec des pauses plus ou moins longues. Le système Gerschler préconise l’entraînement fractionné, chronométré sur piste et à train relativement lent. Le système Olander prescrit une période de footing avec changements d’allure mais, lui, sur parcours souple dans un environnement naturel. Émile a minutieusement étudié chacune de ces méthodes, il les a toutes faites siennes l’une après l’autre pour les condenser en une seule, la méthode Émile, qui ne laisse aussi qu’une moindre part à la pure culture physique.
Toutes ces techniques suggèrent par exemple des pauses entre les sprints, parcours intermédiaires en souplesse que la plupart effectuent en marchant. Émile, non, qui préfère trotter entre deux efforts, convaincu que l’organisme prend ainsi l’habitude de se reposer en pleine course et, même dans un état de grande fatigue, de maintenir le rythme requis.
Toutes ont aussi pour principe de maintenir l’intensité de l’effort à un niveau plus doux que celui de la compétition : il convient de ménager, quand on se prépare, les forces dont on aura besoin pendant l’épreuve. Émile pense l’inverse et qu’il faut s’entraîner le plus durement possible, multiplier les exercices pénibles pour que la course paraisse ensuite plus facile.
Toutes lui semblent enfin n’affermir pas assez la volonté en acceptant que le coureur modère son train quand il se voit faiblir. Émile n’est pas du tout d’accord. S’il se sent fatigué, s’il constate le moindre risque de ralentissement, aussitôt il s’efforce au contraire d’accélérer. Sa chance, à cet égard, c’est qu’il aime avoir mal. Il sait qu’il peut compter sur son amour de la douleur et sur lui-même : jamais il ne se laisse masser par qui que ce soit.
Cette façon de s’entraîner lui permet d’épuiser ses adversaires par un grand nombre de sprints intercalés, tout en gardant des forces pour le final qui est toujours d’une violence extrême. Son allure en course se modifie constamment, tout en tempos rompus, subtils changements de vitesse dont se plaignent amèrement ceux qui lui courent après.
Car non seulement il leur est presque impossible de suivre sans se dérégler la petite foulée courte, heurtée, inégale et saccadée qu’Émile tricote, non seulement ces variations de rythme incessantes leur compliquent affreusement la vie, non seulement cette allure bizarre et fatiguée, montée sur des gestes roidis d’automate, les décourage car elle les trompe, mais son perpétuel dodelinement de la tête et le moulin permanent de ses bras, par surcroît, leur donnent aussi le vertige.
Jamais, jamais rien comme les autres, même si c’est un type comme tout le monde. Certes on prétend que les échanges gazeux de ses poumons sont anormalement riches en oxygène. Certes on assure que son cœur est hypertrophié, d’un diamètre au-dessus de la moyenne et battant à une cadence moindre. Mais, spécialement réunie à Prague à cet effet, une commission technique médicale dément toutes ces rumeurs, affirme que pas du tout, qu’Émile est un homme normal, que c’est juste un bon communiste et que c’est ça qui change tout.
Bref rien n’est sûr sauf qu’il a sans doute su discipliner ce cœur et ces poumons, les rendre aptes aux efforts de vitesse les plus rapprochés et à récupérer tout aussi vite. Ainsi peut-il achever une longue épreuve par un sprint effréné pour, à peine essoufflé, repartir en courant quelques secondes plus tard chercher son survêtement à l’autre bout du stade – et le lendemain, si besoin est, recommencer.
Un jour on calculera que, rien qu’en s’entraînant, Émile aura couru trois fois le tour de la Terre. Faire marcher la machine, l’améliorer sans cesse et lui extorquer des résultats, il n’y a que ça qui compte et sans doute est-ce pour ça que, franchement, il n’est pas beau à voir. C’est qu’il se fout de tout le reste. Cette machine est un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie. Son style n’a pas atteint ni n’atteindra peut-être jamais la perfection, mais Émile sait qu’il n’a pas le temps de s’en occuper : ce seraient trop d’heures perdues au détriment de son endurance et de l’accroissement de ses forces. Donc même si ce n’est pas très joli, il se contente de courir comme ça lui convient le mieux, comme ça le fatigue le moins, c’est tout.